➳ Aiden

L'hiver refermait déjà ses griffes sur les montagnes, qui se retrouvaient couvertes de neige bien avant le reste des terres de Northrim, lorsqu'Aiden vit le jour en compagnie de sa soeur au sein d'une grande meute du Nord, les Wizarr. Le groupe était composé de leurs parents, quatre autres adultes de la même famille, un cousin, et un frère né d'une portée précédente. Nichés au sommet du Massif des Aigles, les Wizarr vivaient dans les neiges éternelles depuis des générations, à l'écart du reste du monde. En réalité, leur famille était bien plus nombreuse que cela, mais la plupart de ses membres étaient partis en croisade pour exécuter la tâche qui leur était assignée à la naissance. Une tâche de la plus haute importance, que chaque membre des Wizarr se devait d'accomplir: répandre la parole d'Anahit dans tout le territoire et éliminer les guerriers de l'Ombre, leurs pires ennemis depuis toujours, dans l'espoir de rétablir la paix sur Northrim. La guerre pour la paix, telle était la manière de penser d'Eldfell, la mère d'Aiden, grande matriarche des Wizarr.
Leur famille n'était pas sur Terre par hasard. Ils étaient chargés de convertir les autres à leur cause, d'étouffer les guerres, d'unir les meutes ennemies, et surtout, de réconcilier les loups avec les chiens, afin que toutes les espèces puissent vivre en harmonie dans la paix la plus totale. Mais cette idylle avait un prix et Eldfell était persuadée qu'il était nécessaire de faire couler le sang pour y parvenir, en particulier celui des partisans du Noyeur, leurs ennemis principaux, ceux dont les valeurs s'opposaient totalement à celles des Wizarr.

La plupart des loups originaires de la meute résidaient donc aux quatre coins de Northrim, en route pour accomplir leur destin. Aiden savait dès le début qu'il devrait un jour, lui aussi, quitter les siens. Il le fallait. Une lourde tâche pesait sur ses épaules et il devait en être conscient; sa mère le lui répétait tous les jours. Les seuls loups qui restaient au sein de la meute, au coeur des montagnes, étaient les deux couples reproducteurs qui s'assuraient d'offrir une descendance aux Wizarr -les parents d'Aiden, ainsi que son oncle et sa compagne-, ou ceux qui étaient devenus trop âgés pour poursuivre leurs croisades. Ceux-là avaient fait leur part de travail et méritaient une retraite paisible. Les loups gravement blessés, par exemple son cousin qui était devenu boiteux à la suite d'une mauvaise chute, avaient également l'autorisation de revenir auprès de leur famille. Quant aux autres loups, ceux partis à la conquête de Northrim, ils venaient très rarement rendre visite à leur meute d'origine. Ils étaient souvent trop occupés. Aiden savait pertinemment qu'il avait peu de chance de revoir sa famille une fois qu'il la quitterait, sauf s'il vivait assez longtemps pour pouvoir la retrouver à la fin de sa carrière, ou s'il avait le temps de passer les voir un jour.

Avant de voler de leurs propres ailes, les louveteaux devaient rester une année entière auprès des Wizarr afin de suivre leur formation. Ce fut Eldfell en personne qui se chargea d'une grande partie de l'apprentissage d'Aiden. L'alpha, dure et droite, ne fut pas tendre avec son fils, lui répétant sans cesse que la vie n'était pas toujours rose et qu'il lui faudrait travailler dur pour offrir à Northrim la paix dont les Wizarr rêvaient depuis des générations, quitte à se salir les pattes et à faire couler le sang.
Les Wizarr se partageaient l'apprentissage de leurs enfants: Excalibur, le père d'Aiden, lui fut donc attribué comme second mentor. Le mâle gris, très différent de sa compagne, était doux et pacifique. Contrairement à Eldfell, il aimait penser que les choses pouvaient se régler sans conflit et sans cadavre. Il n'avait jamais tué de sa vie et il en était fier, répétant à qui voulait l'entendre qu'il s'agissait de la preuve que la paix pouvait s'instaurer par la paix.

En plus d'apprendre les rudiments de la vie sauvage, tel que la chasse, la pêche et l'art du combat, Aiden dut également suivre un enseignement spirituel bien précis. Depuis toujours, les Wizarr vénéraient Anahit, esprit de la vie sous toutes ses formes, ainsi que Feyn, l'esprit qui guidait leurs pas et les menaient vers le bon chemin. Kaya, esprit de la paix et de l'harmonie, avait elle aussi un grand rôle au sein de la meute car elle représentait leur idéal de vie. Les loups des montagnes connaissaient une multitude d'autres divinités, mais ces trois-là étaient les plus importantes à leurs yeux, ceux dont les noms revenaient le plus souvent dans leurs prières. En bon Wizarr, Aiden se devait de connaître les noms de tous les esprits bienveillant, mais aussi ceux des esprits malveillants, afin de pouvoir les reconnaître si un partisan du Noyeur parlait d'eux dans ses prières. La connaissance était une arme, disait Eldfell.

Décembre arrivait et il était temps pour Aiden et Athéna, sa soeur, de quitter leur famille. Ils firent un bout de chemin ensemble, jusqu'au pied des montagnes, avant de se perdre de vue lors d'une chasse. Mais aucun loup ne tenta de retrouver l'autre. Ils savaient que si leurs chemins devaient se séparer à cet instant précis, c'était parce que Feyn avait décidé que leur destin les appelait ailleurs. Peut-être que l'esprit-guide déciderait de les réunir plus tard.

Aiden n'avait jamais quitté les montagnes jusqu'à présent. Il se retrouvait face à des terres qui lui étaient complètement inconnues. Mais le loup gris n'était pas intimidé; on l'avait préparé pour ce voyage depuis sa naissance. C'est donc confiant qu'il avança, faisant chaque semaine de nouvelles rencontres, bonnes pour la plupart. A la fin de l'hiver, Aiden croisa le chemin d'un petit groupe d'impies -on nommait ainsi les loups qui n'étaient pas croyants. Il leur proposa son aide, leur donnant un coup de patte pour chasser et pour se défendre contre les prédateurs. En échange, les loups, reconnaissants, lui offrirent l'asile. Le mâle gris resta deux semaines auprès d'eux et en profita pour leur parler longuement de ses esprits, en particulier Kaya. Les loups, sceptiques mais curieux, écoutaient chaque soir Aiden leur parler de sa religion. Le petit groupe, à cause de son effectif réduit, se faisait souvent malmener par les grosses meutes des environs et n'avait d'autre choix que de changer régulièrement de territoire. Forcément, la perspective d'un monde pacifique, dans lequel les meutes seraient unies au lieu de se faire la guerre, fut séduisante pour eux. Si bien qu'au bout d'une semaine, ils acceptaient de prier avec Aiden. Le loup gris resta une semaine de plus avec eux, pour continuer de les aider et leur inculquer tout ce qu'il savait à propos des esprits bienveillants. Lorsqu'il comprit que sa tâche était accomplie auprès de ces loups, il leur souhaita bonne route et les quitta, poursuivant son voyage.
Les mois suivants furent tout aussi remplis. Aiden rencontra d'autres groupes de loups, et même des chiens à qui il partagea sa vision du monde. Le mâle gris put observer que les chiens avaient souvent une mauvaise opinion des loups car la plupart de ces derniers les chassaient et les malmenaient. Il réussit à faire changer d'avis un bon nombre d'entre eux et à les convaincre qu'il était possible que les deux espèces cohabitent dans la paix et l'harmonie. Sa vie toute entière était dévouée à cet idéal. Ses rencontres avec divers chiens furent aussi un enrichissement pour lui-même, car cela lui fit réaliser que ces animaux n'étaient pas bien différents d'eux, les loups. Ils avaient plus de points communs que de différences et il ne comprenait pas le racisme dont certains faisaient preuve à leur égard.

Mais Aiden ne fit pas seulement des bonnes rencontres. Il croisa aussi les ennemis jurés de l'idéal Wizarr: les fidèles d'Orcus. Il constata assez rapidement que leurs pensées étaient souvent fermes et radicales, et qu'il était presque impossible de leur faire changer d'avis. Excalibur, son père, lui avait appris à être courtois et à toujours laisser une chance aux ennemis de basculer du bon côté, tandis qu'Eldfell était sans pitié et exécutait chaque partisan de l'Ombre qui croisait sa route. Aiden avait su tirer des leçons des enseignements de ses deux parents. Son premier réflexe était toujours de discuter pacifiquement avec l'ennemi. Au fil des rencontres et des expériences, il apprit à cerner aisément les pensées de chacun dès les premiers mots prononcés. Les croyants solides avaient le regard déterminé et montraient souvent les crocs dès qu'ils entendaient le nom d'Anahit. Ceux qui avaient été embrigadés sans trop comprendre pourquoi avaient une croyance plus fragile, qu'il était facile de briser au profit d'une fidélité envers les esprits de la Lumière. Aiden jouait son rôle à merveille avec ce genre d'individus et il parvint à en convertir plusieurs. Mais les autres ne lui laissaient pas le choix et le loup gris dut se battre à plusieurs reprises, tuant pour la première fois de sa vie, puis une deuxième fois; puis cela devint une routine.

Bien sûr, il y avait aussi les manipulateurs. Les plus difficiles à cerner. Ceux qui jouaient le même rôle que lui et tentaient de le convertir à leur cause, ceux qui se faisaient passer pour des partisans d'Anahit, ceux qui laissaient penser que leur âme pouvait encore être sauvée alors que leur croyance demeurait indestructible. C'est ainsi qu'Aiden fut embarqué, au milieu de l'été, dans cette histoire avec Nyx, une magnifique louve noire.
Lorsque les deux loups se rencontrèrent, Nyx se présenta aussitôt à lui comme une fidèle d'Orcus, pourtant, elle n'afficha aucune animosité lorsqu'Aiden lui parla d'Anahit. Curieuse, la louve noire voulut au contraire en savoir plus sur sa religion et sur les divinités qu'il vénérait. La femelle se disait ouverte d'esprit, prête à entendre les avis des autres, cherchant à comprendre le point de vue du loup gris. Elle n'était pas de ceux qui voulaient faire la guerre aux divergences religieuses. Elle priait Orcus pour des raisons personnelles, mais ça s'arrêtait là. Y voyant là une foi fragile, Aiden pensa pouvoir la convertir sans trop de difficulté. Alors il fit comme il faisait chaque fois qu'il avait une cible en vue: il passa du temps avec elle, cherchant à se rapprocher d'elle pour gagner sa confiance et ainsi lui faire radicalement changer d'avis concernant Orcus. Mais cette fois fut différente des autres, tout simplement car Nyx était.... différente. Elle avait ce côté tactile qui faisait frémir le guerrier des Illusions, ce regard envoûtant qui lui donnait chaud chaque fois qu'ils étaient trop proches. Entre eux commença rapidement un jeu de séduction intense. Depuis qu'il avait quitté sa famille, Aiden s'était ainsi rapproché d'une ou deux louves, mais il n'avait jamais senti autant d'adrénaline couler dans ses veines et surtout, il ne s'était jamais autant attaché. Il devint fou de Nyx autant qu'elle devint folle de lui. Les deux se cherchaient constamment, s'adonnaient à leur petit jeu de charme dès qu'ils en avaient l'occasion, faisant naître entre eux une relation particulière mais étincelante, et ô combien excitante pour le mâle gris.
Il n'en oublia pas sa quête pour autant. Tout ce temps passé avec Nyx, au delà de son plaisir personnel, permettait également de dénouer progressivement son attachement envers Orcus -même s'il était vrai qu'Aiden liait volontiers l'utile à l'agréable. Mais tout ce temps passé avec la belle louve noire, c'était du temps qu'il ne passerait pas sur les terres de Northrim, à la conquête d'âmes à sauver. C'était exactement ce que Nyx voulait: que le loup gris devienne acro à elle au point d'en négliger sa tâche. Mais ça, Aiden ne s'en doutait nullement.

Un jour, rentré plus tôt d'une chasse en solitaire, Aiden retrouva un corbeau mort non loin de leur tanière, sauvagement décapité. Il frémit, le poil ébouriffé: c'était ainsi que se présentaient certaines offrandes des partisans d'Orcus. Le mâle gris les avait déjà vu à l'oeuvre. Il retrouva d'autres corbeaux à la gorge tranchée et son coeur s'emballa: un allié du Noyeur était ici, près de chez lui, et il s'en était peut-être pris à Nyx ! Il suivit la piste des cadavres, la peur et la colère retournant ses entrailles... et faillit aboyer de surprise. Loin devant lui, au bord d'un ruisseau, Nyx était assise les yeux fermés. Ses pattes trempaient dans l'eau. Des têtes de corbeaux gisaient autour d'elle. Nyx, sa Nyx, était en train de réciter une prière à l'intention d'Orcus. Le genre de prières que les croyants solides récitaient. Elle lui avait menti, depuis le début, et Aiden le réalisait seulement maintenant. Il avait été trompé. Elle ne l'avait sans doute jamais aimé un seul instant, alors que lui aurait donné sa vie pour elle. Fou de rage et de douleur, le loup gris se jeta sur elle et la renversa. Sa compagne, surprise, hoqueta sous le choc avant de poser un regard froid sur Aiden; elle avait compris que son secret était découvert. Et cela ne semblait pas l'émouvoir.
- Pourquoi tu fais ça ? hurla Aiden en secouant la louve de toutes ses forces. Pourquoi me mentir, pourquoi faire semblant de m'aimer ?
Nyx ne répondit pas. Elle voulut se dégager, en vain, avant de lâcher entre deux tentatives:
- Tu ne connais donc pas ce vieux dicton ? On bat un guerrier d'Orcus en le soumettant, et on bat un guerrier d'Anahit en se soumettant. Votre bonté est votre plus grande faiblesse. Un des miens m'a dit qu'un chevalier d'Anahit était dans le coin, alors j'ai du m'occuper de toi. J'aurai juste pu te tuer, mais je... Je n'en ai pas été capable. J'ai préféré te distraire.
Soudain, elle le saisit à la gorge. Surpris, Aiden roula sur le côté pour tenter de se dégager. Ses crocs se refermèrent sur le ventre de Nyx et il mordit dans sa chair sans réfléchir. Une douleur vive lui vrilla soudain le crâne. Il commença à voir flou. Le sang de celle qui avait été sa compagne lui brouillait la vue. Nyx le frappa, encore, tentant de s'échapper de son emprise, mais Aiden la tenait fermement malgré la douleur. L'instinct prit le pas sur la réflexion : il devait la tuer, ou c'était elle qui le ferait. Qui sait si son corps ne finirait pas en offrande à Orcus ? Au nom des Wizarr, au nom de Kaya, au nom de sa vie, il devait en finir. Il porta un ultime coup de crocs à la louve noire, visant la gorge. Il comprit trop tard que Nyx n'essayait pas de le tuer, simplement de le fuir.
Sa compagne s'effondra à ses côtés, les yeux écarquillés, l'air paniqué. A ce moment précis, Aiden crut reconnaître la Nyx qu'il aimait, avec cette lueur si caractéristique dans son regard d'ambre. Une lueur qui s'éteignait peu à peu. Elle ouvrit la gueule comme pour lui dire quelque chose, mais c'était trop tard, elle ne parvenait plus à respirer.
Aiden chancela. Qu'avait-il fait ? Il poussa un long gémissement. Ses pattes le lâchèrent. Il s'écroula près de Nyx. Tout devint noir.

Cet épisode marqua profondément le jeune loup. Nyx avait beau s'être joué de lui, l'attachement qu'il avait éprouvé pour elle était, lui, bien réel, et il lui était impossible de l'oublier. L'avoir tué de ses propres pattes ne le laissait pas indemne. Son coeur était brisé par le chagrin, la colère, la honte, la culpabilité. Pourtant, Aiden décida d'aller de l'avant. Après avoir repris des forces, il décida d'enterrer la dépouille de sa chère et tendre comme l'aurait fait tout bon loup. Puis il poursuivit sa route, sans se retourner. Il commençait à douter de lui, et à douter de la façon de penser d'Eldfell. Était-il vraiment nécessaire de tuer pour obtenir la paix ? Était-il un bon loup, digne d'Anahit, lui qui avait levé la patte sur sa compagne ? Il regrettait son geste plus que tout au monde, au point de ne plus réussir à dormir la nuit. La vision de Nyx le dévisageant avec effroi revenait dans chacun de ses cauchemars. Pourtant, il savait qu'il ne devait pas laisser cet incident le consumer à petit feu. Il devait se relever et continuer sa quête, racheter ses erreurs, se montrer à la hauteur des attentes de sa famille et des esprits qu'il vénérait.

Ainsi, Aiden poursuivit sa route. Quelques signes d'Anahit, laissés sur son chemin, lui redonnèrent du courage. Il retrouva sa routine d'avant: les rencontres, les discussions, mais aussi quelques combats. Un matin de décembre, alors que cela faisait bientôt un an qu'il avait quitté les siens, il se leva avec un étrange pressentiment. Il sentait que Feyn cherchait à le guider quelque part. N'écoutant que son coeur, Aiden se mit en route vers les plaines. Il s'apprêtait à rencontrer des loups au même but que lui, et qui changeraient à jamais son quotidien.